Coppola au cinéma. Des années que l’on n’attendait plus ça. Entrer dans une salle pleine le jour de sa sortie, entendre des murmures échangés religieusement : « Le Parrain », « Apocalypse Now », « Dracula »… La plupart des critiques revenus de Cannes ont descendu ce film. Certains ont même osé demander à Coppola d’arrêter le cinéma. Qu’en est-il ?

Sans m’étendre plus que de raison sur ma petite personne, je suis devenue obsédée par le cinéma à quinze ou seize ans en voyant Apocalypse Now. Etonnant contraste avec ce Megalopolis qui s’il n’est pas la catastrophe annoncée, laisse de marbre.

Comment ressentir la moindre émotion devant cette fresque confuse, à l’artificialité totale et revendiquée, au message politique douteux ?

Adam Driver est César Catilina, architecte génial et égocentrique, en proie à divers crises depuis la mort mystérieuse de son épouse. Dans cette Amérique/Rome, règne Cicéron, le maire populiste en mal de popularité. Gravitent dans cette élite les rejetons excentriques du banquier Crassus, notamment Clodio (Shia LaBeouf). Ce petit monde crapuleux est bouleversé par le rapprochement de Catilina et Julia, la fille de Cicéron…

Les latinistes LV2 du fond de la classe n’auront pas besoin de revoir leurs vieux cours, Coppola s’éloigne de la véritable histoire de Catilina et Cicéron pour proposer une réécriture fictionnelle complète. Qu’aucun producteur n’a osé contredire. Ainsi, le film, quasiment autofinancé par Coppola, souffre paradoxalement de la trop grande liberté de son réalisateur.

On peut se réjouir de l’invention sans bornes du réalisateur qui s’en donne à cœur joie dans une temporalité étonnante, des scènes aux nombreux figurants et dans les innovations visuelles. Dans ce foisonnement, difficile de passer à côté du kitsch absolu des effets spéciaux et des trouvailles, cette artificialité teinte le film d’un humour inattendu… mais est-il volontaire ? Connaissant l’esprit de sérieux de Coppola dont le premier degré infuse pratiquement tous les films, ses pas de côté grotesques détonnent. Mais comment ne pas pouffer devant l’invraisemblance de certaines scènes ? Parmi les plus croquignolesques : la mort improbable de Nush (Dustin Hoffman), réglée en quelques secondes par un écrasement de pilonne, et la révélation du nouveau masque de Catilina dans une surenchère d’effets toute bollywoodienne.

Certaines prises de risque visuelles seront plus convaincantes, comme le bad trip de Catilina, ou les moments suspendus sur les toits de New York, tout artificiels qu’ils sont.

Plus clivant est le propos même du film. La lourdeur de la voix off, omniprésente jusqu’à même interrompre des dialogues, souligne l’ambition de Coppola : dépeindre l’Amérique en une Rome corrompue. Le parallèle ne tient pas totalement du fait de l’étonnant oubli de Coppola : le peuple. Caricaturé en une somme de petites gens en haillon derrière des grilles, le peuple est prêt à suivre le premier tribun populiste venu, quitte à en changer pour un autre en un quart d’heure.

Or, les dernières crises démocratiques que traversent les Etats-Unis soulignent l’extrême fragmentation du peuple américain. Les admirateurs de Trump ne sont pas des naïfs gobant de belles paroles. Les votes républicains s’ancrent dans des territoires précis, à ce clivage qu’on pourrait grossièrement schématisé en campagne-ville, s’ajoutent d’autres scissions sociologiques. Le peuple américain se déchire, il ne représente pas un bloc silencieux. L’assaut du Capitole en janvier 2021 prouve, dans un virage dangereux, que le peuple n’est ni passif ni aveuglé par des discours venant uniquement d’une élite politique. La fragmentation du peuple américain s’aggrave par d’autres phénomènes : essor de la parole religieuse, complotisme, tensions ethniques…

Megalopolis prétend réduire le peuple à une masse unique, faites de marginaux éberlués. Le peuple n’est plus qu’une foule en arrière-plan, absente du récit et à la merci du moindre populiste venu. La simplicité des portraits de Clodio et de Claudius, dont on devine l’inspiration trumpienne, est une vague critique peu fouillée de la montée des discours extrêmes, trop esquissée pour renouveler la caricature.

L’Amérique de Coppola est donc une aristocratie, malveillante lorsque les élites se fourvoient dans des intrigues d’argent et autres magouilles, bienveillante à travers la figure de Catilina, sauveur in extremis de Rome dans un happy end improbable. Le parallèle avec l’Amérique actuelle parait donc peu tenable.

De surcroît, le propos de Coppola s’alourdit d’idées vieillottes qui suggèrent qu’il n’a pas changé son scénario depuis sa première idée il y a quarante ans. J’en veux pour preuve la menace délirante, et seulement mentionnée à deux reprises dans le film, d’un satellite soviétique… S’ajoutent à ce manque de fraîcheur des représentations de femmes peu stimulantes : une muse/bonniche énamourée, une ambitieuse qui couche pour avoir ce qu’elle veut (et surtout de l’argent il va de soi), et une vierge qui s’avère être une pute. Cela dit, les hommes ne sont pas en reste avec que des crapules et des vieux (pervers parfois). Notons à ce sujet un jeu d’acteur un peu incertain, bien loin de la direction parfaite à laquelle Coppola nous avait habitué.

En somme, cet imbroglio d’idées transforme le film en un patchwork confus citant autant Fight Club (« we buy thing we don’t need… ») que Marc Aurèle. Pour les courageux qui ont osé voir les sept heures de Napoléon cet été, ils verront de nombreux échos entre la fresque d’Abel Gance et celle de Coppola.

Megalopolis convaincra sûrement ceux qui recherchent des innovations esthétiques, quoiqu’ici empêchées par un kitsch grandiloquent qui amuse mais n’éblouit pas. Peut-être sommes-nous condamnés à revoir plusieurs fois ce film pour comprendre le projet fou de Coppola qui a voulu faire un art total.

La première impression, douloureuse pour quiconque aime le cinéma de Coppola, est que ce film ne provoque pas d’émotion forte, sinon une profonde perplexité. Ce n’est pas le navet annoncé, ni le chef d’œuvre attendu… ou peut-être les deux ? On plonge dans des moments de cinéma délirants, des sommets de théâtralité, pour tomber ensuite dans des moments consternants. Si politiquement le film ne tient pas la route, gageons qu’il provoquera maints débats et conflits de taille entre cinéphiles, et c’est le bel héritage qu’on lui souhaite.

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