Mohammad Rasoulof nous offre un film puissant, où l’art cinématographique embrasse le souffle de la révolte. Réalisé dans des conditions de tournage extrêmes, en complète clandestinité, Les Graines du figuier sauvage n’est pas seulement un brûlot politique, mais un immense film de cinéma.
Couronné d’un curieux prix spécialement créé pour lui à Cannes, le film de Mohammad Rasoulof embarrasse toute tentative critique. Faut-il saluer, encore plus que pour un film lambda, sa technique irréprochable et son existence même puisqu’il a été confectionné dans des conditions inhabituelles, complexes et douloureuses ? Le risque de s’attarder sur l’engagement périlleux qu’a pris le réalisateur pour ce film, est évidemment d’évincer le film en soi. Cependant, Les Graines du figuier sauvage comprend lui-même ce hors-champ politique, qui déborde dans la fiction et la dicte même.
Une famille iranienne se disloque au moment où le père, récemment promu enquêteur pour le tribunal de Téhéran, perd son arme et soupçonne ses deux filles, Rezvan et Sana. Celles-ci ignorent la profession réelle de leur père, au moment où la jeunesse iranienne s’embrasse à la suite de la mort de Mahsa Amini, une étudiante tuée par les forces de l’ordre pour voir mal porté son voile.
Sorti le 18 septembre 2024, soit deux ans et deux jours après la mort de Mahsa Amini, ce film a bien failli ne pas exister. Depuis 2010, Mohammad Rasoulof, comme son compatriote cinéaste Jafar Panahi, alterne séjours en prison et nuits au commissariat pour « propagande hostile à la République d’Iran ». La théocratie autoritaire accepte mal la liberté artistique – et la liberté tout court. Le réalisateur, souvent primé en festival (Berlin et Cannes entre autres), ne reçoit jamais ses récompenses en main propre, incarcéré par le régime iranien. Il profite d’une période hors des barreaux pour tourner Les Graines du figuier sauvage en totale clandestinité il va sans dire.
Tourner sans l’accord du régime iranien, et sans voile pour les femmes, signifie la prison pour l’équipe du film. Mohammad Rasoulof dut parfois diriger ses acteurs à distance pour les scènes extérieures, ou camouflé. Les acteurs ne furent informer que tardivement du nom du réalisateur, certains se désistèrent en début de tournage, par peur des représailles. Les membres de l’équipe technique, nécessairement réduite, sont choisis en fonction de leurs compétences autant que pour leurs valeurs : risquent-ils de trahir l’équipe ? Acceptent-ils de prendre des risques ? Outre ce chemin de croix éreintant, le tournage s’accompagne de précautions à chaque instant. Une fois tournées, les scènes sont envoyées à l’étranger pour être sauvegardées.
Pourtant, alors qu’un film clandestin pourrait évoquer des images tournées à la va-vite au smartphone, des incohérences de montage et un récit fragmenté, Mohammad Rasoulof a l’audace de faire un film techniquement sublime et irréprochable.
Les Graines du figuier sauvage est un film d’une maitrise à couper le souffle. La tension s’accroit plan par plan. Choisi sûrement ave stratégie dans un contexte de tournage difficile, le huis clos permet de scinder la famille en deux et de révéler la révolte qui gronde. Les femmes sont reléguées à l’espace domestique, et l’homme, au lieu de pouvoir.
Seulement, l’extérieur s’immisce par les bruits derrière les fenêtres, par les réseaux sociaux qui contredisent le discours officiel de la télévision. La mère de famille (époustouflante Soheila Golestani ) se raccroche au mensonge de l’Etat, se repliant peu à peu sur ses mensonges à mesure que ses deux filles s’émancipent, poussées par l’élan contestataire de leur génération. Ce n’est donc pas un hasard si, symboliquement, la dernière partie du film se déploie à l’extérieur.
Bien que le huis clos resurgisse par à-coups dans la partie finale, comme un écho au régime iranien qui tente sans cesse d’emprisonner sa population, la famille ne peut résister à l’appel pressant du dehors. Le réel est là, et le vieux monde en ruine présent dans le décor s’effondrera un jour.
Additionné à ce scénario aux implications politiques déjà évidentes, le montage insère dans la fiction des images réelles des manifestations lancées par les femmes iraniennes en 2022. L’avant-dernière scène du film tombe dans un discret manichéisme, auquel répond la vérité des images du mouvement « Femme vie liberté ». Le pouvoir des hommes n’empêchera pas la rage des femmes. Témoin comme acteur du mouvement des femmes, Les Graines du figuier sauvage porte leur cri.