Par Manon Grandières (critique envoyée au Festival de Cabourg dans le cadre du Concours des Jeunes Critiques de cinéma)

Steve McQueen tente de renouveler le documentaire sur la Shoah en refusant la reconstitution comme le témoignage. Alors que le film multiplie les preuves historiques des exactions nazies à Amsterdam, il dresse un constat glaçant : les traces visibles et les survivants ont tous disparu.

L’invisible passé

Les vieux bâtiments hollandais nous toisent fièrement entre des tours d’immeuble et s’intègrent parfaitement au décor. Il y a quelques mois, La Zone d’intérêt nous montrait la culpabilité des nazis comme transcendant les lieux. A l’inverse, Occupied City nous présente des espaces à première vue vierges de tout crime. Selon l’image, rien ne s’est passé ici. Selon la voix, l’affaire est tout autre.

Sans cette voix lancinante, comme une douce musique perverse d’outre-tombe, personne ne s’arrêterait devant ces lieux. La voix off nous révèle tous les drames tragiquement quotidiens durant la guerre, tapis dans chaque bâtiment, chaque ruelle. L’implacable « dismolished » accolé à des lieux évaporés scande le récit. Le passé n’est plus visible dans les images du présent, il doit s’immiscer de l’extérieur, par la voix off. Le hors-champ devient ce lieu intemporel de la vérité.

Le dispositif singulier mis en place dans Occupied City se déploie grâce à un autre choix esthétique fort : le parti pris de la durée. De la très longue durée oserait-on dire. A l’exception de la séquence religieuse finale, la mise en scène ne changera jamais en quatre heures et demi. Alors que les signes du passé ont déserté Amsterdam, Steve McQueen martèle les preuves dans une froide litanie.

Fragments d’un discours malheureux

C’est alors que la durée titanesque de ce film – certes petit joueur face au Shoah de Claude Lanzmann – finit par produire un effet horrifique. Plus d’une centaine de crimes sont évoqués et nous ne pourrons les retenir tous. La répétition sans fin des preuves détruit toute possibilité de les appréhender réellement. Le film obéit à une logique de l’accumulation, s’approchant d’un équivalent audiovisuel d’un mémorial et de sa liste de noms si longue qu’elle en devient inintelligible pour l’esprit. Aucun visage n’est adossé à cette histoire, tout n’est que chiffres froids et anecdotes désincarnées. Sans le recours des témoins de l’Holocauste, la Shoah est-elle condamnée à n’être que nombres délirants ? Est-ce le futur glaçant dont Steve McQueen se veut le prophète ?

En réalité, le propos de McQueen est noyé par son propre dispositif, car il ne filme pas Amsterdam à n’importe quelle année proche de la nôtre, mais en 2020, aux heures du Covid. Reconnaissons l’immense beauté des plans de McQueen, doté d’une vraie sensibilité pour cadrer adroitement les enfants et les jeunes. Les séquences de foules sont de véritables tours de force et le montage rend justice au corps social fiévreux. Mais c’est là que le film pèche par son ambiguïté. 2020, filmé ainsi par à-coups, est une année décousue, rompue par le confinement mais tourmentée par différentes tragédies à venir, allant de la montée du fascisme au réchauffement climatique. L’actualité des images prend le pas sur le passé ; lier coûte que coûte les deux époques produit des zones troubles. Parler de juifs sommés d’être reclus par des lois antisémites tout en filmant une manifestation d’antivax, le parallèle semble plus que douteux.

Bien qu’il esquive l’épineuse question de l’esthétisation, Occupied City pose d’autres cas de conscience en suggérant que la Shoah n’a plus de lien avec notre présent. Réduite à des plaques commémoratives et des listes de crimes, la Shoah ne serait plus qu’un passé désincarné. L’ambiguïté d’Occupied City est de ne pas trancher clairement : ce futur est-il seulement un risque ou déjà un constat ? Préférerions-nous y voir une tentative, tout aussi problématique, de suggérer que tout passe et que l’actualité remplacera toujours le passé ?

Alors qu’on assiste à l’extinction naturelle et tragique des derniers récits de vive voix, le cinéma peine à trouver le ton juste en prenant la voie de l’expérimental. Occupied City s’affirme comme un cas limite, à la fois pur dispositif et énumération historiographique d’une rigueur assommante. Comme chez Jonathan Glazer, la Shoah devient une aubaine pour les formalistes, évinçant la violence anarchique et la folie au profit de l’inflexible froideur. Tout est précis, clair et administratif. Contrairement à la légèreté des plans de son film, gageons que Steve McQueen a voulu nous dire maladroitement que la barbarie hantera toujours les terres d’Europe.

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