Depuis le très prometteur Get Out en 2017, Jordan Peele apparaît comme le nouveau cinéaste en vogue, grâce à ses films hybrides, qui lorgnent vers l’horreur pour dénoncer les travers et l’hypocrisie de la société américaine. Son troisième long-métrage, Nope, emprunte au western et à la science-fiction et offre un regard corrosif sur le monde du cinéma. Cependant, son message, à la fois lourd et confus, ternit un ensemble déjà marqué par le manque de clarté et les mauvaises idées.

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Un scénario étonnant, desservi par des personnages mal construits

La famille Haywoord descend du premier acteur de l’histoire, un cavalier filmé quelques secondes. Fort de cet héritage, le père maintient la tradition en dressant des chevaux pour le grand écran. Sa mort mystérieuse laisse ses deux enfants, le désabusé OJ et l’hystérique Emerald, dans une situation financière désastreuse. La découverte d’un OVNI mangeur de chevaux devient alors une aubaine. Les deux comparses, aidés par un vendeur Darty intrusif et un photographe à la voix excessivement rocailleuse, se lancent alors dans une quête de l’image parfaite qui les enverra, richissimes, chez Oprah Winfrey.

Avant d’entrer plus en détail dans l’analyse du film, il suffit de se pencher sur le traitement des personnages pour apercevoir la première bévue de Jordan Peele, aussi scénariste de Nope. Le père meurt dans les dix premières minutes du film et revient à quelques reprises dans des flashbacks peu audacieux pour délivrer un conseil sur le dressage de chevaux, qui sera de manière peu surprenante la clef du film. Passons donc rapidement sur ce malheureux second rôle qui reste néanmoins convaincant. OJ, joué par l’acolyte de Peele, Daniel Kaluuya, et Emerald, jouée par Keke Palmer, n’ont ni une complicité éclatante, ni un charisme débordant, notamment à cause de personnalités entièrement uniformes du début à la fin du film. OJ, taiseux et blasé, assiste à tous les événements invraisemblables du film avec le même flegme, tel un spectateur interne au récit. De ce fait, le séquence finale, censée être touchante, lorsque sa sœur ignore s’il a survécu s’avère légèrement ridicule. Quant à la jeune femme, difficile de trembler pour elle lors des séquences horrifiques : lorsqu’elle apparaît à l’écran, elle ne cesse de s’égosiller en gesticulant, lorsqu’elle n’y est pas, elle invente des plans agaçants dont on apprend la teneur qu’à la dernière minute. Les seconds rôles ne sont pas plus soignés, on frise la comédie (peut-être voulue, après tout), à commencer par le vendeur de caméras qui élit domicile chez les Haywoord sans plus de raisons. A l’inverse, la venue du photographe est développée de manière plus spectaculaire. D’abord de dos, face à un écran diffusant ses meilleurs reportages animaliers, sa voix ténébreuse à excès permet d’esquisser les contours d’un personnage mystérieux. L’effet d’attente disparaît lorsqu’il apparaît entièrement à l’écran, le baroudeur se ridiculise lors de ses tirades d’homme sage, à l’instar de la séquence où il déclame avec sérieux la chanson des années 1960, Purple People Eater de Sheb Wooley. De manière assez décevante, Jordan Peele délivre une seconde intrigue autour d’un personnage secondaire, le directeur du parc inspiré du Far West joué par Steven Yeun, sans la lier clairement avec le reste du film, la laissant inaboutie alors qu’elle semblait par moment plus intéressante que la course à l’OVNI.

Une intrigue foisonnante mais frustrante

Non content de raconter toute une histoire d’aliens carnivores, Jordan Peele incorpore Nope de plusieurs séquences et allusions à un autre récit tout aussi étrange. Le directeur du parc d’attraction, alors enfant star d’une sitcom, manque de succomber au massacre orchestré par le singe acteur de la série, et assiste à la tuerie des autres acteurs. Malheureusement, ce deuxième arc narratif déstabilise autant qu’il déçoit. La seconde intrigue ouvre le film en dévoilant partiellement la tuerie, avant que la séquence entière ne soit révélée au milieu du film. La scène dans son entièreté est assez virtuose. Le travail sur le point du vue du garçon, caché sous la table, permet un subtil jeu de suggestions, mêlant giclées de sang et cris hors champ. Une porte s’ouvre, le garçon n’a que quelques secondes pour apercevoir un des meurtres commis par le singe, devinant par la fin des cris de l’acteur l’issue fatale. L’absence de musique ainsi que la longueur des plans permet une immersion assez réussie dans cette séquence glaçante. Celle-ci se clôt lorsque le singe, couvert de sang, dévisage l’enfant et s’approche lui faire un signe de la main, avant de se faire tuer par une balle dans le crâne. Une seconde plus tard, nous revoilà dans le désert prêts à chasser de l’alien.

Ce deuxième récit souffre de l’absence de liens directs avec l’histoire principal, alors que sa tonalité tragique, son aspect dérangeant et sa réalisation maîtrisée le rendaient peut-être même plus intéressant. Quelques rappels à cet épisode sont parsemés çà et là sans plus d’explication comme cette chaussure qui tient toute seule ou encore l’actrice dont le visage défigurée apparaît furtivement dans une scène glaçante. Le directeur du parc, Jupe, fait allusion à cet épisode traumatisant de son enfance lorsqu’OJ et Emerald discutent dans son bureau, mais refuse de retranscrire le déroulé exact des faits, préférant leur conter le sketch qu’en a fait une émission comique. Peut-être est-ce une manière de rappeler l’absurdité et l’opportunisme du monde du spectacle, qui peut se saisir de tout drame pour le tourner en dérision et le rendre attrayant ; de la même manière que son parc n’est qu’un simulacre attrape-touristes de la mythique conquête de l’Ouest et des westerns. Peut-être est-ce aussi une façon de rappeler l’exploitation par Hollywood des animaux, dessiné en filigrane par l’emploi des chevaux, en dressant un parallèle gênant avec celle des personnes issues des minorités (Jupe, asiatique, est adopté par la famille du show tout comme le singe qui l’épargnera). AlloCiné semble en tout cas privilégier cette hypothèse (voir l’article ici) qui à titre personnel ne me convainc que moyennement. Enfin, peut-être que cet épisode secondaire se veut moralisateur en rappelant les coûts de la recherche du spectacle à tout prix, leçon que n’ont pas retenu les personnages, à commencer par celui de Jupe, qui finit ingérer par l’alien pour avoir tenté de l’intégrer à son spectacle.

Des effets spéciaux plus ou moins convaincants

Si certains grands films fantastiques, tels King Kong ou Les Oiseaux, pâtissent aujourd’hui d’effets spéciaux dépassés, ils restent marquants pour leur art de la suggestion et l’attente suscitée avant de voir le monstre. A l’inverse, Jordan Peele révèle rapidement la forme complète de l’alien, évitant de frustrer le public, mais prenant le risque de le lasser. La dernière séquence du film dévoile une nouvelle forme de l’alien, mais surprend plutôt par son aspect raté, semblable à une sorte de drap volant. Dans sa forme originelle, l’alien s’avère plus convaincant, quoiqu’assez peu original. Certes, sa ressemblance avec une soucoupe est l’occasion d’une fausse piste suivie par les personnages avant qu’ils ne se rendent compte qu’il s’agit bien d’une entité vivante à part entière et non d’un vaisseau étranger. Néanmoins, l’aspect organique de l’alien n’est jamais pleinement montré, il n’est que suggéré lorsque des objets non digérés tombent du ciel, alors qu’une séquence étonnante montre les personnages engloutis à l’intérieur du monstre. Ces séquences « internes » s’avèrent assez étonnantes, l’intérieur de l’alien ressemblant à une sorte de couloir, mais cet esthétique froide demeure peu marquante. A l’inverse, les effets spéciaux donnant vie au singe sont stupéfiants, grâce à la performance en motion capture de Terry Notari, déjà marquant dans The Square (2017) de Ruben Östlund.

Un film sur le cinéma, mais aussi sur le racisme, l’exploitation capitaliste, Guy Debord, le buzz, la célébrité etc.

Jordan Peele a beaucoup de choses à dire, parfois peut-être trop en 2h15. Tous les sujets qu’ils brassent s’entremêlent avec plus au moins de réussite, et du fait de leur nombre pléthoriques, certains sont traités par un biais caricatural.

Nope s’avère convaincant dans son portrait ironique de Hollywood. L’usine à rêves est capable de se régénérer elle-même avec un opportunisme sans fin, son mode de production capitaliste corrompt tout mythe pour en faire un spectacle (j’emprunte la formule à ce cher Karl), y compris les mythes qu’elle a elle-même créés. Ainsi, le western, quintessence du film américain, dépeint un conquête mythique mais grandement embellie du territoire. Une fois le genre épuisé, il s’agit alors de réactiver la nostalgie des Américains pour une Histoire artificielle des Etats-Unis, grâce au petit parc d’attraction de Jupe où ils peuvent se prendre pour des cowboys en achetant des photos souvenirs. De même, Jupe raconte le sketch du drame de sa vie, et non l’histoire en elle-même, le simulacre devient plus convaincant et efficace que la réalité.

Dans cette même veine méta-cinématographique, il est fort à parier que Nope parle essentiellement d’effets spéciaux. Au début du film, OJ emmène un des chevaux participer à une publicité. Le tournage se révèle catastrophique, l’animal apeuré est prit d’un dangereux mouvement de panique et se fait rapidement remplacer par un faux cheval en toile verte, bien plus sûr mais moins authentique. Pourtant, ce ne sont que des techniques à l’ancienne de ce genre qui assureront la survie des héros. Leur quête de prendre en photo l’alien est sans cesse perturbée par un bug au sens littéral avec un insecte sur la caméra, et par l’arrêt de leurs appareils numériques dès que le monstre s’approche ; les seules images qu’ils réussiront à obtenir sont celles du photographe qui travaille avec des pellicules et d’Emerald qui utilise un vieux mécanisme d’une attraction du parc.

Si la critique du racisme ou de l’anti-racisme opportuniste est bien moins présent que dans Get Out ou Us, Jordan Peele distille quelques piqures de rappel de son thème fétiche. Additionné au parallèle douteux entre les animaux et les minorités tous deux exploités, Nope se révèle plus convaincant en évoquant le western qui n’a eu de cesse de fournir des images racistes de l’Indien américain, western réapproprié par ces minorités alors émancipées puisque le directeur du parc est un Asiatique et les possesseurs des chevaux, des Noirs. Plus subtilement, Peele dévoile aussi le racisme parfois anodin à travers des petites phrases du quotidien. Par exemple, la sœur d’OJ demande à Jupe ce qu’est devenu « le petit noir très bon dans cette série » et lui demande s’il est « l’Asiatique de cette sitcom », suggérant qu’Hollywood leur a accordé si peu de rôles majeurs qu’ils sont alors les seuls Noirs ou Asiatiques de tout un programme, mais que leur nom reste tout de même oublié par les spectateurs.

D’autres thèmes sont abordés par Peele de manière moins convaincante, à l’instar de son discours lourd et déjà vu sur le danger du scoop à tout prix, ou de la démesure de l’ego humain. Ce thème assez banal des films fantastiques ou d’horreur, qu’on retrouve dans King Kong, Les dents de la mer ou encore Jurassique Park, est bien souvent esquissé rapidement en guise de morale, ou bien n’est qu’un MacGuffin, ou prétexte pour développer une histoire concentrée sur l’action et les images choquantes. Cependant, Peele insiste lourdement sur la recherche de l’image parfaite, voulant nous faire croire qu’amasser de l’argent en allant chez Oprah Winfrey constitue une raison valable pour s’attacher aux héros. Dans une séquence peu convaincante, un journaliste de TMZ débarque dans le ranch alors que la petite troupe veut prendre en photo l’alien et se fait tuer par son obsession même ; peu subtilement, il est affublé d’un casque en miroir qui reflète ce qu’il voit, lui-même étant réduit à l’image qu’il cherche. Et que dire de la façon grotesque d’échapper au monstre ? Il suffit de ne pas le regarder, comme les chevaux d’OJ, amusant que deux espèces de planètes différentes agissent aussi semblablement, heureusement que la grosse ficelle offerte par les flashbacks du père nous ait préparé à cette invention zoologique.

Autre piste peut-être plus tordue : puisque les héros ne peuvent compter que sur des artefacts au lieu d’objets techniques, qu’on peut identifier aux effets spéciaux originels et donc aux « petits » films, faits de bric et de broc, l’alien peut s’apparenter au cinéma dans son aspect capitaliste, sans cesse en mutation et affamé, dévorant toute plus petite production sur son passage, à commencer par ceux qu’ils exploitent, les animaux. Dans cette hypothèse, il suffirait de ne pas regarder le monstre/les blockbusters pour sauver le cinéma traditionnel. Problème : Nope est lui-même un blockbuster et Jordan Peele, un cinéaste, adulé par ce système…

Quelques idées brillantes malgré tout

Passé cette touche de cynisme, admettons que le film de Peele contient quelques bonnes séquences, dans un ensemble qui certes, ne convainc pas. Le traitement du son est plutôt ingénieux, notamment lorsque l’alien survole la maison, ses proies en voie de digestion crient depuis l’intérieur du monstre, donnant lieu à une scène nocturne horrifique très efficace dans laquelle deux personnages, croyant être protégés dans la maison, sont cernées par ces hurlements terrifiés qui viennent du ciel. Cet étonnant sentiment d’être assiégés s’avère d’autant plus paradoxale que l’entièreté du film se déroule dans un vaste désert offrant de nombreux échappatoires, donc à l’exact opposé d’un lieu clos plus propice à ce genre de situations.

Les réserves sur les images numériques de l’alien laissées de côté, le reste du film est aussi assez beau visuellement. Les scènes nocturnes profitent du travail souvent d’Hoyte Von Hoytema, directeur de la photographie quasi attitré de Christopher Nolan, ayant aussi mis la main à l’ouvrage dans Her et James Bond : Spectre. Côté décors, la reconstitution du parc d’attraction et ses simulacres de western sont également très réussis.

Le mot de la fin

Si les choix scénaristiques ne s’avèrent pas toujours payants, leur audace reste louable. Même quand il déçoit, Jordan Peele interroge et il est bien difficile de rester passif devant un film aussi intrigant. Malgré tous les reproches susdits, impossible de ne pas reconnaître l’immense enthousiasme du cinéaste et sa foi en un cinéma exigeant mais grand public. Après ce galop d’essai peu fructueux, il ne reste plus qu’à attendre sa prochaine folie avec réserve, mais aussi avec impatience.

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