A première vue, Les Linceuls est un film bancal, incohérent et presque grotesque. Cependant, le dernier film de Cronenberg distille quelques pistes de réflexion intéressantes pour questionner notre rapport à la fin, à l’heure où nous dépassons les possibilités de l’homme grâce aux nouvelles technologies. Vu en avant-première en juin au Louxor, sortie officielle le 25 septembre 2024.

Attention, cet article contient des spoils.

Un prolongement des thématiques chères à Cronenberg


Karsh (Vincent Cassel), entrepreneur à l’éthique douteuse, perd son épouse Becca (Diane Kruger) d’un cancer. Inconsolable, il fonde une société permettant aux personnes endeuillées de voir le cadavre de leur proche en décomposition. Un jour, neuf tombes, dont celle de Becca, sont profanées. Karsh mène l’enquête, aidé de Soo-min, l’épouse d’un milliardaire en fin de vie, Terry, la sœur de Becca, son ex-mari dérangé, Murray et une intelligence artificielle, Hunny.

Sur le papier, nous sommes bien en terrain connu avec Cronenberg. Les nouvelles technologies se mêlent à l’organique et à la sexualité, Les Linceuls serait donc le petit frère de Vidéodrome (1983) et de Faux-Semblants (1988). Le projet est d’autant plus poignant qu’il mêle l’histoire personnelle de Cronenberg, veuf depuis 2017. Les références à son histoire personnelle sont à peine voilées : l’histoire se déroule à Toronto, ville natale du réalisateur, et la coiffure de Cronenberg évoque directement la sienne. Pourtant, le film s’éloigne de l’autobiographie pour proposer une pure fiction, faite de théories du complot, d’espionnage et de rivalités amoureuses. Est-ce une façon pour Cronenberg d’éviter soigneusement son deuil ?

Malheureusement, cette fiction ne convainc pas. Si l’histoire est pensée au premier degré, elle en devient même extrêmement gênante tant le scénario multiplie les incohérences et les révélations grossières. Par exemple, il est assez frustrant de découvrir a posteriori un élément qu’on était censé savoir depuis le début. Cela trahit souvent un scénario mal construit, car il bâtit des règles qu’il ne respectera pas. Or dans Les Linceuls, ce type d’omission n’arrive pas une fois, mais au moins à quatre reprises. Ce décalage entre notre compréhension et celle des personnages pourrait être pertinente si elle cherchait à nous faire douter de la réalité, ou à nous désorienter. Ici, ce décalage n’est pas au service de la diégèse mais suggère plutôt un scénario qui s’essouffle et tourne en rond. Toutes les données clef nous sont révélées comme un lapin sous le chapeau. A titre d’exemple, l’intelligence artificielle finit par malmener Karsch qui se souvient soudainement qu’elle a été créée au départ comme par hasard par Murray qui le déteste. Il avait donc la résolution de cette intrigue sous les yeux depuis le début, l’énigme ne se justifie que par une amnésie toute scénaristique du personnage. L’ensemble du scénario pâtit par ces twists grossiers. Il n’y a en réalité aucun mystère dans le film, on oublie simplement de nous dire ce que savait Karsh depuis le début. Ce dernier passe donc l’entièreté du film balloté par les événements, englué dans une enquête dont il avait en fait tous les indices sous la main.

Ce décalage entre les connaissances du spectateur et celles du personnage principal accentue l’impossible empathie envers lui. Dès le début, Karsh est présenté comme un Steve Jobs des services funéraires, prêt à faire gonfler son commerce en profitant de la souffrance des autres. Regarder pourrir le cadavre de sa femme ne le dérange pas tellement, mais cela finit même par l’indifférer. Additionné à cette froideur cupide, nous découvrons un personnage supposé inconsolable, mais qui ne parle de sa défunte épouse que pour mettre en avant son corps. Après deux heures de film, nous ne saurons absolument rien de sa personnalité, ses sentiments, sa carrière ou même ses centres d’intérêts. Par contre, nous saurons quel sein préfère Karsh. Passons.

Quant au reste des personnages, ils ne sont pas davantage attachants. Diane Kruger a le mérite de jouer trois personnages (les deux sœurs et l’I.A.), et Guy Pearce (Memento, LA Confidential) est méconnaissable en Murray. Les deux sont des complotistes invétérés, abonnés aux théories fumeuses et aux raccourcis gênants. Exemple : un membre de l’hôpital a des traits asiatiques ? C’est évident que c’est un espion du gouvernement chinois ! Les Linceuls ne parvient jamais à trancher parmi ses récits improbables, si bien qu’on assiste à une gradation de théories lancées tout de go par des personnages qui n’ont aucun moyen de les étayer, et nous, aucune image ou indice pour les contredire. De plus, comme le scénario s’amuse à nous faire révéler au dernier moment ce qu’on aurait du savoir dès le début, impossible de prendre au sérieux qui que ce soit. Même Vincent Cassel, passif observateur de ces récits délirants, ne cherche plus à comprendre quoi que ce soit.

Autopsie d’un film maladroit

Au premier degré, Les Linceuls est donc un film fort gênant, trop bavard et invraisemblable. Certains choix de scénario sont très maladroits et annulent tout effet dramatique, comme la découverte d’un cadavre étranger dans un tombe qui est censé être un personnage disparu. Or le macchabé est joué par un figurant ressemblant à Vincent Cassel, aussi le spectateur est guidé vers une fausse piste car il s’agit simplement d’un mauvais choix de casting et non d’une coïncidence voulue et exploitée par le film. De manière générale, la plupart des sous-intrigues pâtissent de leur incohérence. Comment croire une seconde aux histoires d’amour de Karsh, qui se jette dans les bras de toutes les femmes en deux jours alors qu’il est censé ne plus pouvoir ressentir quoi que ce soit depuis six ans ? Ainsi, durant la projection, il n’a pas été rare d’entendre des rires moqueurs fuser, comme devant un bon nanar. Cependant, l’auteure de ces lignes voue un culte à Cronenberg et refuse de croire qu’il a réellement créer cette histoire au premier degré. Tentons de voir plus loin.

Les Linceuls redonne l’occasion à Cronenberg de traiter un de ses thèmes de prédilection : le dépassement de l’humain par la technologie. Souvent traité par le biais du corps, c’est ici plutôt l’intelligence humaine qui se confronte à la machine. Karsh entretient une relation ambigüe avec Hunny, secrétaire devenue amie en qui il a une confiance absolue. Il va de soi que celle-ci se retournera contre lui. De même, Murray, hacker de génie, s’emparera des gadgets technologiques de Karsh pour le mener en bateau.

Au-delà d’un discours déjà vue sur l’alinéation de l’homme face au machine, voyons dans cette impuissance constante de Karsh une façon pour Cronenberg d’évoquer son deuil. Karsh ne comprend rien à ce qui lui arrive. Sa Tesla le guide dans une route qu’il ne choisit pas, son téléphone ne lui obéit plus, sa retransmission du cadavre en putréfaction n’est plus visible. Tous ces événements mettent en cause son agentivité. Sa perte de maitrise de la technologie, formidable écran le mettant à distance de son deuil, faisait ressurgir l’absence de sa femme à laquelle il ne s’est jamais confrontée. Impuissant, il devient même passif, le deuil s’impose à lui quand les écrans s’éteignent. Au lieu de s’y confronter, il écoute les fictions les plus folles les unes que les autres. La fiction étant comme un refuge face au deuil, peut-on y voir un écho aux religions ? Le film reste prudent à ce sujet.

D’un point de vue méta, Les Linceuls offre de fascinantes pistes de réflexion sur les conséquences des nouvelles technologies sur le scénario. Comment l’I.A. permet-elle de caractériser un personnage ? Comment les différents régimes d’images (vidéos, FaceTime…) instillent-ils un doute sur le réel ? Le film multiplie les occurrences aux nouvelles technologies non pas pour servir de décor de science-fiction, purement illustratif, mais pour étudier leurs effets sur les personnages, comme l’a fait quelques mois plus tôt La Bête de Bonello. De plus, Cronenberg se saisit de la 3D pour renouveler son imaginaire du body horror, le résultat se situe dans une vallée de l’étrange fort à propos pour ce film.

En bref
Les Linceuls, alors qu’il avait tout pour constituer l’ultime chef d’œuvre du réalisateur, se perd dans un scénario abracadabrantesque et risible. Les personnages en manque d’incarnation déambulent dans un récit qui sème des fausses pistes tellement folles que le film lorgnerait vers la comédie mal assumée. Au vu de l’implication personnelle de Cronenberg qui fait de ce film une autobiographie fantasmée, le sujet ne prête pas tellement à rire. Nous préférons y voir une tentative, certes en partie manquée, de questionner le deuil à l’heure du dépassement des limites de l’homme par la technique.

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