Après quelques rares avant-premières en salle, le nouveau film de Kathryn Bigelow (oscarisée pour Démineurs en 2008), débarque sur Netflix. Aussi efficace et anxiogène que ses précédentes réussites (Point Break, Zero Dark Thirty), House of Dynamite s’avère un grand cru, porté par un rythme presque insoutenable, frustrant donc machiavélique. Avec ce Rashômon sous les bombes inoubliable, Kathryn Bigelow trouve un équivalent esthétique à l’équilibre de la terreur.

Ce bon vieil Aristote structurait le récit comme suivant : début, milieu, fin. Chez Kathryn Bigelow, seul le milieu compte. Soit ici, l’arrivée imminente, dans 18 minutes, d’un missile nucléaire sur Chicago. L’événement ultime. Bigelow suit la structure du canonique Rashômon (1950) de Kurosawa en éclatant son récit, transmis par différents points de vue. Plutôt que des personnages, ce sont ici des groupes eux aussi éclatés qui vivent l’événement. L’intelligence collective tient à peu de choses, le moindre avis dissident le perturbe, causant des tensions irrémédiables. Les groupes (cellule de crise à Washington, base militaire perdue dans l’océan, conseil de guerre, entourage du président) se soutiennent et se désagrègent, à peine tenus par des lois et des normes vite dépassées par les pulsions individualistes. Chacun perd pied, impuissant, et se réfère à une autre structure, un nouveau protocole. Face à la crise, personne ne veut être celui qui décide, qui agit.

Pour dynamiter ce récit déjà anxiogène, Bigelow s’appuie sur ses traditionnels marottes : caméra épaule tremblante nous immergeant au plus proche des personnages, montage très cuté, privilégiant les plans courts et la création d’un rythme haletant, renforcé à grand coup de musique pompière. L’éclatement de son récit en frustrera plus d’un, à la seconde où le missile risque d’atteindre Chicago, un écran noir nous emmène dans un autre groupe, pour revivre l’événement sous un autre angle. Nous emmène, ou plutôt nous promène. House of Dynamite prend en charge à chaque segment la frustration du spectateur, introduisant un élément de mystère qui sera résolu dans le prochain segment (l’identité du président, une phrase mal entendue lors d’une visio…) pour mieux éluder l’événement majeur. Au fond, quelle importance que le missile atteigne ou nous Chicago sous nos yeux ? S’il se rate, toute cette angoisse aura été vaine. S’il réussit, nous contemplerons un pur chaos, satisfaits d’un spectacle de destruction. Seul le milieu intéresse Bigelow.

Car, en ne se prononçant pas sur la fin, la réalisatrice insiste sur l’épreuve. Sur le stress de chacun, géré avec plus ou moins d’habileté. En nous plongeant dans les coulisses d’un événement ayant trait aux armes nuclélaires, Bigelow imite, par les moyens du cinéma, le fameux équilibre de la terreur. Cette situation géopolitique instable, ayant atteint son point d’orgue lors de la crise de Cuba en 1962, repose sur la passivité insoutenable de chaque Etat, devant subir chaque menace d’escalade. A la fin rien ne se passe, mais tout aurait pu se passer. La destruction ultime. La mort absolue et inévitable. House of Dynamite semble dater en actualisant cette question dans un film contemporain, mais l’intensité des émotions qu’il procure aura rarement eu d’équivalent. Le film équilibre lui-même la terreur. Qu’importe la fin (qui en agacera plus d’un), c’est la passivité et l’impuissance de chacun qui fascine Bigelow. On sort du film désarmé, en espérant que le monde le sera aussi un jour.

  • House of Dynamite de Kathryn Bigelow, sur Netflix depuis le 24 octobre. Vu pour ma part en avant-première à la Cinémathèque.

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