Film d’ouverture du festival de Cannes, le nouvel ovni de Leos Carax se veut audacieux et enchanteur. Porté par Marion Cotillard et Adam Driver au sommet de leur art, Annette pèche néanmoins par son scénario maladroit et ses personnages inégalement développés. L’esthétique et la mise en scène ont les défauts de leurs qualités, les trouvailles géniales éclipsant parfois l’émotion. Le père d’Holy Motors et des Amants du Pont-Neuf offre une nouvelle œuvre qui, si elle divise, ne laissera pas indifférent.

Attention ! Cet article contient des spoils.

La nouvelle folie de Carax
Il aura fallu neuf ans à Leos Carax pour récolter les fonds nécessaires à la réalisation de ce projet fou : créer une œuvre presque entièrement musicale d’après le scénario et les chansons des Sparks qui, de surcroit, aborde une foule de sujets sensibles et profonds. A cette idée audacieuse s’ajoute une autre difficulté, celle de convaincre des producteurs après les échecs commerciaux que furent Holy Motors (2012) et Les Amants du Pont-Neuf (1991) qui souffrait de son statut temporaire de film au budget le plus élevé de l’histoire du cinéma français, record battu depuis par les blockbusters de Luc Besson. Son statut de cinéaste maudit et peu rentable explique en partie sa filmographie assez mince, comportant entre autres six longs-métrages depuis 1984 et quatre courts dont Tokyo ! co-réalisé avec Michel Gondry et Bong Joon-ho.

La persévérance de Carax a porté ses fruits, Annette, fort de son prix de la mise en scènes à Cannes, jouit d’un accueil critique positif, voire dithyrambique pour Le Monde et Télérama. Le scénario, signé des frères Mael alias Sparks, raconte l’histoire d’amour entre Henry McHenry, comédien à l’humour corrosif, et Anne Desfranoux, une cantatrice de renommée internationale. Le jeune couple à qui tout semble sourire à la naissance de la petite Annette, finit par se déchirer entre l’alcoolisme et la violence d’Henry et la trajectoire asymétrique que prennent leurs carrières respectives.

Presque entièrement chantée, Annette est moins une comédie musicale qu’un opéra rock. En présentant au début du film une partie du plus vieil enregistrement audio de l’histoire, Carax annonce la place centrale que revêtira le son tout au long de l’histoire. Si les parties chantées plus ou moins bien par Adam Driver sont souvent en prise directe, celles de Marion Cotillard sont parfois mixées avec la voix de la cantatrice Catherine Trottmann, le résultat rend souvent compte de ce décalage. La bande originale est signée de Sparks (dont je ne peux que vous conseiller l’album Angst in My Pants). Les morceaux inédits du groupe, habitué à des paroles pince-sans-rire et à un style original entre glam rock et synthpop, se mêlent parfaitement à l’univers de Leos Carax et sont propices à des moments d’humour décalé, comme l’accouchement ou l’interrogatoire au poste de police.

Un plan tiré de la superbe scène d’exposition d’Annette (Copyright : Festival de Cannes)

Sublime esthétique : un atout paradoxale
Leos Carax eut l’intelligence d’attendre l’obtention d’un budget honorable pour démarrer le tournage d’Annette, on ne peut que l’en remercier au vu du résultat à l’écran. La beauté plastique en elle-même saisissante est magnifiée par des choix de mise en scène originaux, d’autant plus mis en valeur que Carax privilégie souvent l’utilisation de plans-séquences. D’un point de vue purement esthétique, ce film sublime mérite éloges. De nombreuses scènes sont stupéfiantes comme celle où l’opéra se mêle à la forêt. Seule la séquence en mer et sur l’île apparaît légèrement en-deçà : les effets spéciaux quelque peu maladroits dissipent le potentiel de cette séquence, censée être le climax et le tournant du film.

D’emblée, Annette se définit lui-même comme spectacle avec son introduction théâtrale nous demandant de nous taire, et démarre par une séquence d’anthologie précédée par un caméo de Carax. La première chanson So May We Start, on ne peut plus sparkienne, laisse présager une comédie musicale légère et réjouissante, qui s’avèrera rapidement bien plus sombre. A la fin de la séquence, les personnages-clefs mettent leurs costumes et leurs perruques, Annette assume son artificialité.

Hélas, le film tombe parfois dans l’écueil de certaines œuvres de Wes Anderson. Cette beauté plastique indubitable empêche souvent l’émotion, en opérant une distance entre le film qui s’auto-érige en œuvre d’art et le spectateur, face à une galerie de tableaux mis en musique. Cette esthétique apparaît alors comme froide, à l’image des passages à l’opéra. Cette mise en abyme nous questionne alors sur la visée de Carax : cherche-t-il à nous éblouir sans nous émouvoir ? Ces choix de mise en scène semblent alors constituer un mal pour un bien.

En négligeant parfois l’émotion, qu’une scène plus intimiste aurait pu créer, Carax offre un show musical qui devient, si ce n’est tape-à-l’œil, du moins superficiel, à l’instar des shows d’Annette. L’invraisemblance de ces spectacles n’est pas tant dérangeante, mais l’onirisme a priori voulu se retrouve affaibli par l’aspect un peu kitsch des performances, de surcroît étrangement traitées dans le scénario. Annette oscille alors entre des sommets de mise en scène et des scènes moins adroites.

Un scénario en demi-teinte
La bande-annonce du film, mystérieuse et peu bavarde, s’avère être plutôt représentative de la première moitié du film où l’on ne cesse de se demander ce que veut nous dire Annette. Si le choix de découvrir Henry McHenry et Anne Desfranoux par leurs activités respectives est en soi une bonne idée, le résultat s’avère assez répétitif. Néanmoins, ces scènes offrent à Adam Driver un espace de jeu réjouissant, à la hauteur de la panoplie qu’il déploie tout au long du film. Sa performance est telle qu’il parvient à ne pas tomber dans le ridicule lors des seuls-en-scène, notamment lors du dernier où il humilie et torture sa femme à distance. Ce moment d’introduction pèche par le même défaut que l’esthétique, l’aspect spectaculaire avec les deux personnages présentés sur scène constitue une première mise à distance avec le public qui, moins attaché à ces deux stars, risque d’être moins sensible à leur chute.

Passé ce moment d’introduction, l’histoire, du point de vue des péripéties et des changements de ton, s’accélère à la naissance d’Annette. C’est alors que le scénario tombe alors dans le défaut inverse : le rythme s’intensifie et enchaine les bonnes idées mal exploités, car trop vite expédiées. La violence du couple surgit lors de la scène en bateau alors que la brutalité d’Henry n’était suggérée que légèrement dans ses spectacles et dans ses habitudes (clopes, alcool et conduite dangereuse). Par ailleurs, ce comportement à risque s’avère une idée peu originale pour laisser présager sa violence alors qu’une autre scène ironique dans laquelle il écrase son enfant lors d’un cauchemar semble plus intéressante. Son rapport à la paternité n’est traité que superficiellement avant la mort de sa femme.

Le traitement du chef d’orchestre pâtit lui aussi du scénario vite déroulée en deuxième partie, quand bien même il constitue l’un des personnages les plus pertinents du film. Son réalisme tranche avec l’aspect bigger than life d’Henry et d’Anne. Son histoire d’amour avec la cantatrice et son lien avec Annette offrent à Simon Helberg, aux antipodes de son rôle dans The Big Bang Theory, de belles scènes où son jeu se révèle d’une justesse rare. Il est particulièrement brillant dans celle où il présente son passé en s’interrompant pour prendre part à l’orchestre, dans un sommet de mise en scène et de jeu qui constitue peut-être le moment le plus brillant du film. Etonnamment, alors qu’il est lui aussi présenté au début en jouant, au même titre qu’Anne et Henry, l’histoire l’éclipse totalement avant qu’il ne revienne lors de la tournée d’Annette, séquence finalement assez courte.

Un autre écueil du scénario, et non des moindres, concerne Annette. Que le personnage éponyme n’arrive qu’au milieu et n’ait de réelle importance qu’au dernier tiers du film n’est pas tant dérangeant, ce qui semble plus problématique demeure son rôle dans l’histoire. La destinée de ce personnage emprunte divers chemins qui mènent bien souvent à peu de choses. Par exemple, Annette a la même voix que sa mère, mais Henry ne semble pas plus torturé que ça. Son apparence est justifiée à la fin en n’offrant qu’une lecture possible alors que son aspect monstrueux aurait pu suggérer que l’union discordante d’Henry et d’Anne n’était vouée qu’à un échec. Relevons que l’aspect d’Annette est nettement plus réussi que celui de sa mère en sorcière vengeresse un brin ridicule.

Annette fourmille de bonnes idées qui n’aboutissent pas, faute à d’autres moins heureuses. La tournée d’Annette semble constituer l’un des points faibles du scénario. Vite expédiée, elle donne lieu à l’une des scènes les moins pertinentes du film avec le show démesuré et kitsch au SuperBowl ainsi qu’une morale un peu simpliste sur les enfants stars et leur exploitation.

Annette : un film woke ?
Le film de Leos Carax n’est pas seulement un grand spectacle, un conte sombre et un opéra moderne, il s’inscrit pleinement dans son époque en affrontant l’épineux sujet des violences conjugales, de manière assez adroite. Annette se montre d’une rare justesse pour aborder ce sujet, en restant volontairement flou et ambigu. La mort accidentelle d’Anne peut être interprétée a posteriori comme un féminicide, étant donné que la version filmée coïncide avec celle d’Henry interrogé au poste. De même, les épisodes de chatouille, vus au début comme des moments de complicité érotique, prennent un autre visage lors du dernier spectacle d’Henry, assimilables alors à des séries de violence physique. Cette nouvelle interprétation est aussi suggérée par le spot télé vu par Anne dans lequel six femmes accusent Henry d’agressions. Cette scène aurait pu revêtir une plus grande pertinence si elle avait eu des conséquences dans l’histoire et si son aspect woke n’avait pas été aussi poussé, et donc malheureusement risible, elle en devient invraisemblable tant elle se veut parfaitement dans l’air du temps avec six femmes au profil absolument différent et Angèle en prime…

Passons sur cette petite incartade bien-pensante, le film se montre bien plus pertinent lorsqu’il met en parallèle les violences conjugales et la place accordée aux femmes dans l’opéra, relevant que la culture occidentale a tendance à vénérer les femmes tuées, tradition héritée des tragédies grecques. Le motif de la femme assassinée tient une place centrale dans le film. Paradoxalement, Anne est vénérée par ses rôles tragiques et meurt tous les soirs sur scène sous un tonnerre d’applaudissements, mais sa mort symbolique récurrente rappelle aussi qu’elle est battue a priori tous les soirs par son époux. Anne finit sanctifiée par ses fans, devenue un martyr. En plus de relever l’aspect cathartique de l’art avec une cantatrice qui permettrait l’élévation de ses aficionados, cette nouvelle considération d’Anne par son public remet en question notre conception de la femme dans la culture, sa mort symbolique est vénérée, mais sa mort réelle est intolérable.

Le jeune couple avant la chute (Copyright : UGC Distribution)

Annette aborde davantage le point de vue de l’homme dans la question des violences conjugales que celui de la femme. Tour à tour star du stand-up puis paria et condamné, le film suit la chute d’Henry sans la juger clairement, la fin laisse planer le doute quant à une possible rémission auprès de sa fille dans un très beau duo. La brutalité d’Henry est accentuée par la chute de sa carrière au moment de l’ascension de celle de sa compagne, mais ses causes sont inexpliquées, sa violence lui est propre comme le suggère son surnom, The Ape of God, et sa préparation avant les spectacles d’humour. Sur scène, sa versatilité se révèle et devient de plus en plus présente lorsqu’il revient chez lui. La demeure du couple se décrépie en suivant la relation de ses propriétaires, passant de villa de rêve à un semi-manoir repoussant qu’Henry fuit progressivement.

Le mot de la fin
Si Annette brille sur de nombreux plans, il démérite parfois par son scénario et par ses personnages, inégaux. Servi par une palette d’acteurs excellents et une mise en scène soignée, la dernière folie de Leos Carax reste un film pertinent, qu’il déçoive ou qu’il plaise. Si l’expérience vous tente, n’hésitez pas à vous rendre dans les salles obscures, un film aussi beau (audio)visuellement risquera d’être moins grandiose lors de son passage au petit écran.

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