Affirmer que le cinéma ne montre que des héros jeunes et vigoureux serait mentir (cf tous les films récents de cet inusable Clint Eastwood). Umberto D (1952) de de Sica, Voyage à Tokyo (1953) d’Ozu, Une histoire vraie (1999) de David Lynch et L’Etrange Histoire de Benjamin Button (2008) de Fincher en sont peut-être les contre-exemples les plus célèbres. Plus récemment, le cinéma d’animation s’y est risqué avec Là-haut (2007). Néanmoins, ces personnes âgées devenues héros de films permettent davantage une réflexion sur le temps, la famille et la transmission, et abordent finalement assez peu la question de filmer frontalement la vieillesse. Non loin d’être les seuls films à s’y être attelé, Amour (2012) d’Haneke et The Father (2020) de Florian Zeller proposent deux approches radicalement différentes pour filmer les effets du temps sur le corps et l’esprit. Laquelle semble la plus juste ?

La maladie devenue personnage

Haneke met en scène un vieux couple, Georges et Anne, incarné par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva, confronté à la maladie. Dans le film de Zeller, Anthony Hopkins perd la mémoire et devient ingérable pour sa fille (Oliva Colman). Le point de vue apporté par ces films est donc différent. Amour comprend peu de scènes avec des personnages plus jeunes, et montre un personnage âgé en bonne santé (Georges). A l’inverse, chez Zeller, le seul personnage âgé est mal au point, le filmer revient à présenter la vieillesse exclusivement sous l’angle de la maladie.

Assez étonnement, la question du corps vieillissant est relativement absente dans The Father. Anthony Hopkins esquisse des petits pas maladroits, mais son jeu se concentre davantage sur les dialogues hésitants, les sautes d’humeur et les expressions faciales, exprimant de plus en plus sa détresse au fil du film. Quant à Amour, le corps y tient une place centrale. Paradoxalement, le jeu de Trintignant semble se déployer sur une moins grande palette que celui d’Hopkins, mais il est plus convaincant dans cet exercice de lenteur, préférant le réalisme du micro-jeu à l’excès. La performance d’Emmanuelle Riva est quand à elle plus complète et saisissante. Tantôt figée, tremblante, clouée au lit, assise près d’une soignante, son corps hésitant et parfois inerte symbolise le départ de sa lucidité. Haneke la filme nue dans la salle de bain, avec un regard vide glaçant. Amour, pourtant marqué par une immense pudeur, réussit à montrer ces errements de l’esprit aussi bien que la fatigue du corps, présentant alors un plus grand réalisme et un attachement certain aux deux personnages.

Une même approche du lieu

Un point d’accord entre les deux réalisateurs doit néanmoins être relevé. Alors que leur traitement du lieu diffèrent dans le détail, Haneke et Zeller font le choix de placer leurs personnages âgés dans l’espace clos de l’appartement, et progressivement de réduire ce lieu à la seule chambre. Pour The Father, ce choix s’explique en partie par l’origine de l’histoire, d’abord une pièce de théâtre écrite par Zeller. Certes, l’espace clos montre leur sentiment d’impuissance et d’enfermement face à la maladie, mais, plus encore, il représente la réduction du monde des personnages, dont les forces physiques les rendent moins aptes à sortir. Il est aussi un ressort narratif des deux films, puisque les personnages plus jeunes les incitent à quitter leur foyer pour aller en maison spécialisée, ce qu’ils refusent tous unanimement.

Dans The Father, l’appartement subit une véritable métamorphose pour donner à voir les problèmes de mémoire du personnage. Changeant subtilement de couleur ou de disposition, il suggère les hésitations du personnage. De surcroît, un montage assez complexe déconstruit la chronologie d’une journée en modifiant certains éléments, censé symboliser la désorientation d’Hopkins. Cette mise en scène, certes bien construite, a le défaut de se mettre en avant elle-même au profit de la virtuosité et de prendre en étau les émotions du spectateur en insistant sur le potentiel dramatique et tire-larmes. Ce choix de mise en scène reste néanmoins très cohérent du point de vue de l’intrigue, puisque l’attachement fier du personnage à son appartement rime avec son déni de la maladie.

A l’inverse dans Amour, ce choix du huis-clos ne symbolise pas tant la perte de contrôle des personnages que leur volonté de s’adapter aux circonstances. Une scène assez bouleversante montre le couple souriant en essayant de faire entrer le fauteuil roulant dans une des pièces. Progressivement, l’appartement semble réduit à des seules pièces. De plus, seul Georges parvient à s’y déplacer pendant tout le film, à l’inverse de son épouse. Symbole du temps passé et du temps restant, leur appartement devient le témoin de leur histoire.

La distance ou le spectacle

S’il demeure assez juste sur les tensions familiales que fait naître la maladie, ainsi que sur la difficulté d’accepter sa propre déchéance, The Father relève d’un traitement quasi hollywoodien de la vieillesse. La maladie, en tant qu’elle détruit les liens familiaux et conduit à une perte d’identité, est un moyen efficace de toucher le public, et Zeller insiste sur ce potentiel pathétique à travers le jeu d’Hopkins. La scène finale du film, où son personnage est réduit au stade d’enfant perdu, s’avère assez représentative de cette volonté d’émouvoir à tout prix le spectateur. Il n’en reste pas moins que The Father est un film réussi, et traiter la vieillesse sous l’angle du drame n’est pas un non-sens.

Contrairement à Zeller, Haneke fait le choix d’une absence d’effets. Aucune musique, aucun gros plan, pas d’effusion de larmes des personnages. Pourtant, Amour est un film absolument déchirant. La distance et la pudeur auxquelles Haneke se tient tout au long du film permettent paradoxalement une immersion totale auprès des personnages. Jamais il ne semble vouloir provoquer d’émotions, pourtant, (à moins que je ne sois trop sensible à ce sujet), il est impossible de voir ce film sans pleurer du début à la fin. Chaque scène perfectionne la justesse de son portrait du couple. La lutte des deux personnages pour rester tendre envers l’autre et pour maintenir leur quotidien bouleverse à chaque instant, sans que jamais la mise en scène ne soit outrancière. Elle se fait même poétique au moment de la mort supposée de Georges qui résume le constant souci des personnages envers l’autre. Haneke ne filme par seulement des personnes âgés, mais la vie, la mort, et le lot de peines et de combats qui subsistent entre les deux.

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