Après plusieurs livres témoignant des viols qu’elle a subis de la part de son père, Christine Angot se saisit du cinéma pour confronter les témoins silencieux de cet inceste, des décennies plus tard. En résulte un film enragé et nécessaire qui, malgré l’incongruité de certains dispositifs, révèle les difficultés dans lesquelles est pris le corps social pour condamner le viol.

Dans Une famille, Christine Angot délaisse la fiction pour s’emparer pleinement du réel, sans ambiguïté. Accompagnée d’une équipe technique minimale, elle part sur les routes de l’Est de la France. Elle frappe aux portes des membres de sa famille et les confronte un à un, avec une violence compréhensible, à l’inceste. Seul son père, décédé en 1999, manque à l’appel. Cette succession d’entretiens houleux commence à Strasbourg avec la veuve de son père, puis Christine Angot retrouve sa mère, son ex-mari, son avocat, et enfin, sa fille Léonor.

Au-delà de la colère et la frustration qui émanent de ce film, c’est l’espoir qui transparaît en dernier lieu. En effet, Christine Angot débute son périple en se heurtant au déni absolu des uns, à leur culpabilité – premier signe d’aveu – à leur impuissance, et finalement, à travers les deux dernières discussions, à la compréhension, l’écoute et la colère partagée. Ce montage qui suit de façon réaliste le parcours de l’écrivaine, dévoile alors les contradictions fortes de la société, qui, sous couvert de fausse empathie, est incapable de reconnaître l’inceste.

En se centrant sur le microcosme de la famille, c’est bien un propos plus large que suggère le film. Le premier entretien avec l’épouse du père de Christine Angot est aux cœurs des contradictions de la société sur ce sujet. Christine Angot, toute de noir vêtue, fait face à Elizabeth, femme à première vue solaire, assortie à sa riche décoration jaune et blanche. Drôle de métaphore inconsciente de cette bourgeoisie centrée sur les apparences, cherchant à se fondre dans le décor lorsque les preuves du mal sont là. Lorsque l’écrivaine confesse sa douleur et son incompréhension face au refus d’Elizabeth de la rencontrer depuis toutes ces années, la femme lui répond qu’elle avait été outrée de savoir que Christine avait entretenu une relation sexuelle avec son mari – que l’écrivaine requalifie immédiatement de viols et non de relation. Première marque du déni d’une bourgeoisie vieillissante, choquée par le qu’en-dira-t-on plutôt que par le viol.

Il est intéressant de relever une formule prononcée plusieurs fois par la veuve du père, aux cœurs des contradictions légales pour condamner le viol : « Je n’avais pas sa version à lui ». La femme se réfugie derrière la même impasse, réelle, que connaît la justice française. Le viol reste une histoire de parole contre parole. Christine Angot ne questionne pas le processus judiciaire, mais répond à Elizabeth : « Pourquoi ma version ne suffirait-elle pas ? ». Cette courte interaction, prise dans une dispute plus longue, met exactement la lumière sur le problème principal que pose la condamnation du viol. Crime sans traces dans la plupart des cas, comment qualifier cet acte entre deux personnes, si ce n’est en confrontant leurs deux paroles ? Une famille montre que bien souvent, c’est le déni qui l’emporte. Aucune parole n’a triomphé, il n’y a pas de version réelle, seulement un non-lieu, comme si le traumatisme apparent de la victime était une invention de sa part.

Christine Angot revient sur les accusations de mensonge qu’on lui a prêtées, et sur les insultes à son encontre. Elle insère au montage, dans la dernière partie du film, une vidéo d’archives consternante dans laquelle, invitée chez Ardisson à l’occasion de la sortie de son livre, elle subit les humiliations des chroniqueurs, qui la font quitter le plateau.

Cette séquence n’est pas la seule archive du film. Entre les entretiens, Christine Angot scande le film de plusieurs archives familiales, non pas d’elle enfant, mais d’elle en jeune parent, aux côtés de sa fille bébé et de son ex-mari. Est-ce une façon de montrer ce qu’aurait toujours dû être l’amour d’une famille ? Ce choix de montage manque parfois de clarté, car il comprend aussi des séquences de Christine Angot écrivant, et des images plus récentes d’elle et de son compagnon actuel. Alors qu’à un autre moment du film, elle décrivait des photos de jeunesse de façon glaçante, elle nous laisse sans explication avec certaines vidéos familiales. Autre choix de montage curieux, un des entretiens est entrecoupé de fonds noirs lorsqu’elle parle. Ces étonnants moments de montage n’obstruent pas pour autant l’efficacité du reste du film, fiévreux grâce aux caméras portées, et intraitable en cadrant de façon centrale la parole de l’écrivaine.

Choisir le documentaire permet à Christine Angot de choisir la vérité. Enfin, on ne questionne plus la véracité de son récit. L’écrivaine est de tous les plans, sa colère ressurgit sans cesse. Elle ne cherche pas à se donner le beau rôle et se montre implacable face aux phrases maladroites, à l’empathie complaisante. Elle accuse les témoins silencieux, les agresse, et reconnaît sa brutalité. Elle force les portes. Sa façon de faire est contestable, mais légitime. Car à sa violence s’oppose celle, absolue, de l’inceste, des viols répétés, pendant plusieurs années. Plus de pitié pour les bourreaux, il est temps de reconnaître l’intolérable.

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